Comme tous les appelés, Roger Aliquot avait fait son service militaire mais il n'était pas militariste. Artiste dans l'âme et dans l'esprit, pourquoi aurait-il changé quand la guerre est arrivée ? Sa formation professionnelle en arts graphiques et ses goûts pour les pratiques artistiques qu'il a développées jusque-là (violon, comédie et chant dans des opérettes…) le mènent à poursuivre ces activités dans le contexte de la "Drôle de guerre" dès les premiers mois de sa mobilisation. Car l'armée en temps de paix mais plus encore en temps de guerre est un monde en marche et a besoin de toutes les compétences. C'est ainsi que, mobilisé en septembre 1939 dans un bataillon de chasseurs à pied cantonné d'abord dans la région de Sissonne, il est affecté comme secrétaire auprès du commandant de son bataillon et nommé "dessinateur du bataillon".

23 octobre 1939 : chambre des réservistes
23 octobre 1939, chambre des réservistes : Roger Aliquot est le personnage debout au centre dans l'encadrement de la porte

Cela ne l'empêchera nullement de participer comme soldat aux opérations quand elles se déclencheront : montée en ligne le 28 février près de Bouzonvile dans la région de la Nied, départ pour Brest le 26 mars afin d'embarquer à bord du vaisseau Le Compiègne à destination de la Norvège, stationnement au large des côtes écossaises dans la Firth of Clyde en vue de Glasgow. Retour vers Brest le 19 mai et combats dans la Somme début juin puis après la défaite du bataillon, repli vers l'arrière pour être fait prisonnier le 12 juin et emmené dans le camp de Couterne d'abord puis à Mayenne jusqu'en décembre 1940, date à laquelle il s'évade pour échapper au départ en Allemagne pour le STO.

La correspondance que Roger a échangée avec Irma Maës, sa future femme, témoigne du fait que, quelle que soit sa situation, artiste en titre aux armées, soldat dans la guerre ou prisonnier dans le camp, il ne manque jamais d'éprouver ses talents artistiques et de les mettre au service de ceux qui l'entourent.

Mais écoutons-le plutôt à travers des extraits de cette correspondance :

27 décembre 1939 (du côté de Sissonne)

Je suis dans un bataillon de Chasseurs "quelque part en France". Nous ne sommes pas encore montés en ligne. Nous sommes cantonnés dans une petite ville du côté de Sissonne. Il y fait très froid en ce moment. Je suis affecté secrétaire du Commandant et dessinateur du Bataillon. J'ai beaucoup de temps à moi ce qui me permet de faire des portraits, dessins, etc… […]
J'ai fini le portrait du Commandant, depuis je suis bien avec lui. Espérons que je ferai un jour celui du général !
Je suis assez occupé car nous montons aussi des spectacles où je joue, je chante, etc… Voilà la vie que je mène pour l'instant.

2 février 1940 (ibidem)

Pour l'instant je jouis de pas mal de liberté. Je l'emploie du mieux possible, je fais de la peinture, je dessine, je bouquine, etc. J'ai un camarade très bon pianiste (1er prix de Bruxelles) nous nous réunissons de temps en temps dans une ferme où il y a un piano. Il nous donne de la bonne musique et parfois je chante. Jusqu'à présent nous sommes toujours restés dans des secteurs plus que calmes mais est-ce que cela va durer.
[…]
Dans ce bataillon je suis assez libre et indépendant. Cela compte beaucoup pour moi. Je n'ai à faire qu'au Commandant. Je fais divers travaux de dessin, de plan ou décoration. En ce moment, le temps ne s'y prête pas mais s'il faisait meilleur, je m'évaderais dans la campagne avec mon matériel et ma "philosophie" et ma barbe bien entendu pour goûter les heures paisibles de la solitude et de la poésie champêtre.

Photo sans mention - Roger Aliquot est assis avec une pipe dans la bouche
Photo sans mention - Roger Aliquot est assis avec une pipe dans la bouche (date ?)

Photo sans mention : Roger Aliquot est le troisième homme debout en partant de la gauche, il porte un ceinturon et une cigarette dans la main gauche
Photo sans mention : Roger Aliquot est le troisième homme debout en partant de la gauche,
il porte un ceinturon et une cigarette dans la main gauche (date ?)

Roger Aliquot en tenue lors d'une permission chez ses parent à Pavillons-sous-bois
Roger Aliquot en tenue lors d'une permission chez ses parents à Pavillons-sous-Bois (date ?)

7 mars 1940 (dans la Nied près de Bouzonville)

Ici, tout va bien pour le moment, je pense que je ne risque pas d'être prisonnier. Cette recommandation m'amuse beaucoup. Je reconnais mon avantage d'être à l'intérieur et de m'occuper de la partie dessin du bataillon ; mais nous sommes à la portée de l'artillerie et il suffit d'un obus bien placé, un jour d'orage. On ne fait pas d'omelette sans casser d'œufs.

31 avril 1940 (Brest)

Brest - Mercredi midi
Je reçois à l'instant votre lettre n°2. Encore en France et à bord du bateau, je m'empresse de vous répondre. Il est midi. Nous venons de déjeuner, nous sommes complètement embarqués mais le bateau touche encore le quai. Quel travail ! Quel "remue-ménage" ! Je suis sur le pont, il fait beau et je pense à vous avant de ne plus voir cette douce terre de France. On s'aperçoit qu'on l'aime lorsqu'on va la quitter. Ce départ est très impressionnant et un observateur a du travail. Je prends des croquis du départ.

25 août 1940 (camp de prisonniers de Mayenne)

Ici, je ne suis tout de même pas dans une oisiveté complète. Il y a toujours quelques petites corvées, ou je dessine plus ou moins quand je m'y mets.
En ce moment, je dessine des indigènes indochinois qui se trouvent prisonniers avec nous. Il y en a deux cents environ. Ils sont très curieux à étudier. Depuis que j'en ai portraituré quelques-uns d'entre eux, je suis devenu un de leurs amis et les modèles ne manquent pas. Ils sont très ingénieux, très doux, très calmes, souriants et d'une extrême politesse. De mœurs paisibles, chacun s'occupe avec la moindre chose. J'admire chez eux cette philosophie qui se contente de peu. Ils ont avec ça le souci de l'élégance et le sont instinctivement dans le moindre geste ou dans la plus petite chose qu'ils confectionnent. Il faut voir et entendre un instrument monocorde que celui-ci a confectionné avec une caisse de résonance en bois, un tendeur, une boîte de conserve vide et une corde d'acier. Cela suffit pour évoquer leur pays lointain par quelques notes grêles et nostalgiques tirées de cet instrument bizarre. Cet autre avec une charpente en fil de fer, quelques morceaux de bois et des chiffons de couleurs différentes fabrique une tête de lion dans le style annamite qui est un chef-d'œuvre de décoration et qui servira au danseur qui personnifiera la bête fauve car ils dansent avec beaucoup de plastique au rythme d'un tambour improvisé. J'aime aussi les entendre lire à voix basse. Cela ressemble à un chant sans fin, plein d'harmonie locale. En résumé ils sont très sympathiques et m'intéressent beaucoup. Plus tard, quand je pourrai, je vous montrerai ces études. En attendant ce joyeux jour, je vous salue bien amicalement.

Roger Aliquot en tenue lors d'une permission chez ses parent à Pavillons-sous-bois
Portraits d'Indochinois prisonniers au Camp de Mayenne (1940), Mine de plomb sur papier daté de 1941.

Mayenne le 4 septembre [1940]

J'attends en vain de vos nouvelles. Aujourd'hui, je me suis permis de déjeuner au restaurant, quel luxe ! Oui, je suis de sortie tous les jours si bon me semble. Je fais des aquarelles de Mayenne qui est une petite ville très pittoresque. Je pense que si vous n'avez pas changé d'idée, si vous désirez toujours venir me voir, ce sera favorable en ce moment, très favorable car nous pourrons nous donner rendez-vous dans Mayenne et comme je suis libre de huit heures du matin à huit heures du soir, je crois qu'il faut en profiter.
J'ai organisé, où je suis, une exposition qui a, pardonnez-moi, son petit succès, ce qui me vaut ces sorties et des commandes. Donc, s'il vous venait la fantaisie d'arriver à Mayenne, vous ne seriez pas sans rencontrer des camarades qui se promènent (dans mon genre). […]

Mayenne le 18 septembre [1940]

[…] Pour ma part, je vais bien. J'ai quitté cette vie de farniente que je menais au camp. Je vous en ai déjà parlé. Je ne le regrette pas parce que le temps passe plus agréablement. Les laisser-passer ont été suspendus (pour un temps j'espère) mais j'arrive à sortir encore quelquefois. J'ai fait du paysage à Mayenne et je me retrouve.
De plus, nous organisons un théâtre. Nous donnons des représentations toutes les semaines. Les camarades sont très contents. Nous avons fabriqué une scène moderne, spacieuse, jolie de couleurs. J'étais chargé de la décoration. Cela m'a donné beaucoup de travail et beaucoup de plaisir. Un cinéma va fonctionner bientôt ce qui augmente les modestes réjouissances. Samedi dernier, nous avons donné une représentation au théâtre municipal de Mayenne pour la population au profit des prisonniers. Les gens de Mayenne étaient ravis du spectacle. Nous irons peut-être donner des représentations dans d'autres camps. J'aurai peut-être votre frère comme spectateur ou auditeur.
Je faisais le rôle de M. La Brige dans "La lettre chargée" de Courteline et puis j'ai dit "Waterloo" de Victor Hugo, costumé en grenadier, blessé, évoquant un spectre témoin de la bataille qui la raconte. Cela avec adaptation de musique de scène, c'est-à-dire violoncelle en sourdine jouant "La Marche funèbre" de Beethoven seulement pendant un moment, enfin, vous voyez ça.

14 octobre 1940 (camp de prisonnier de Mayenne)

Plus cela va, plus je suis occupé. Je travaille beaucoup. Ma vie ici est supportable.
Je vous envoie une page de notre journal, ce qui vous donnera un petit aperçu de notre vie ici.

titre du numéro 2 de Mayran canard
Mayran Canard : un journal produit par les prisonniers du camp de Mayenne
vendu au profit des déshérités de Mayran (pdf)

20 novembre 1940 (camp de prisonniers de Mayenne)

Roger Aliquot en tenue lors d'une permission chez ses parent à Pavillons-sous-bois
Écrit sur la photo : "À ma chère Irma de qui j'attends impatiemment des nouvelles. Aliquot"
Roger Aliquot, alors prisonnier au camp de Mayenne, à côté d'une de ses œuvres réalisée avec les moyens du bord, représentant une scène du camp de Mayenne où les peuples du monde se côtoient, Africains, Maghrébins, Français, autour d'un spectacle joué par des Indochinois.

29 novembre 1940 (camp de prisonniers de Mayenne)

[…] En effet, je connais bien Mayenne et la campagne des environs. C'est le type de la charmante petite ville de province avec ses papotages et ses ruines moyenâgeuses. Les habitants ne l'apprécient pas assez, mais un Parisien habitué à cette vie abrutissante de la grande ville où chaque individu, tellement pressé, ne prend pas le temps de vivre, un citadin qui admire la vie et qui veut vivre lui-même en goûte toute la poésie.
Je sors tous les jours de 9h du matin à 8 h du soir (vous voyez que j'ai beaucoup de liberté). Je m'habitue très bien à la province. Je dois vous dire, j'y suis très connu. Il n'y a pas besoin de publicité. Il m'arrive d'être invité chez monsieur untel ou chez madame chose. Tous, bourgeois conservateurs du bon feu de bois et de la sonnette indiscrète de "Justine" ; c'est tout juste si on ne sait pas les nouvelles avant qu'elles ne se produisent. Cela est très amusant. Je travaille toujours beaucoup. J'ai une vitrine où j'expose, portraits, paysages, panneaux décoratifs, compositions, etc., etc.

Malheureusement ces écrits et ces quelques documents sont les seules traces connues à ce jour des travaux qui ont pu émailler ce parcours chaotique. En décembre 1940, devant les menaces de départ en Allemagne pour le STO, Roger Aliquot se fera la belle avec un camarade et vivra sous une fausse identité sous le nom de Roger Jérôme à Tours jusqu'en juillet 1942, date à laquelle il se marie avec Irma et s'établit à Mouvaux dans le Nord.